Le Jardin de la guérison du Nagaland
Par Alan Channer
02/06/2020
Le Dr Visier Sanyü dort souvent dans sa cabane perchée sur un arbre. C’est l’une des attractions du Jardin de la guérison d’environ cinq hectares qu’il a créé à Medziphema, dans le nord-est de l’Inde. Le Dr Sanyü, professeur d’histoire et d’archéologie à la retraite, aime à citer un proverbe grec à ses visiteurs : « Une société devient grande quand les vieux messieurs plantent des arbres, à l’ombre desquels ils savent qu’ils ne pourront jamais s’asseoir ».
Le Dr Sanyü souhaite contribuer à promouvoir « une société qui protège et respecte la nature et sa vie culturelle et se connecte à elles, afin que chaque Naga puisse vivre une existence épanouie ». Le Dr Sanyü est imprégné des traditions et de la culture du Nagaland. Il a grandi dans une communauté pratiquant le « jhum », la traditionnelle culture sur brûlis. Son père chassait pour les nourrir. Pendant l’insurrection des Naga à la fin des années 1950, la famille du Dr Sanyü vécut pendant deux ans dans la jungle, se déplaçant de camp de fortune en camp de fortune pour échapper à l’armée indienne.
Il se souvient d’une rencontre avec un tigre. « Il est passé devant notre camp et s’est arrêté. Notre père nous a dit de ne pas bouger. Nous nous sommes regardés pendant ce qui nous a semblé un long moment. Puis, le tigre est reparti, disparaissant dans le feuillage épais de la jungle. Quand, bien des années plus tard, j’ai lu le poème de William Blake, Le tigre, je me suis souvenu de cet épisode de façon très vivace. »
« La jungle a une signification spirituelle pour moi, explique le Dr Sanyü. Nous en dépendions et elle nous soutenait. Elle est mystérieuse. Elle est comme une mère. Elle me réconforte. »
Le Dr Sanyü est un ancien de la tribu Angami. Par le passé, il a été membre du Groupe des Anciens constitué par Initiatives et Changement International (I&C) et il est désormais le président honoraire de l’association Overseas Naga.
En 1974, il fut invité à rejoindre Song of Asia, la troupe musicale d‘I&C qui faisait des tournées en Asie et en Europe. Le Dr Sanyü joua notamment dans un sketch inspiré d’une querelle qui avait profondément affecté sa propre famille. Ce sketch, intitulé « Qui brisera la chaîne de la haine ? », racontait l’histoire d’une mère et de ses trois fils. Le premier fils est tué par l’armée indienne ; le deuxième fils, joué par le Dr Sanyü, ne peut pas se venger du villageois qui a dénoncé son frère et se suicide ; le troisième fils change radicalement d’état d’esprit et pardonne au dénonciateur. Il dit à sa mère : « Si je peux avoir le courage de tuer un homme, pourquoi ne pourrais-je pas avoir le courage de l’aimer suffisamment pour le rendre différent ? »
Le Dr Sanyü se rappelle : « Song of Asia a changé ma vie et m’a permis de créer une chaîne amicale à travers le monde entier. Une chaîne qui vibre encore aujourd’hui. »
En 1996, il prit un congé sabbatique et passa son temps libre au département de sociologie et d’anthropologie de l’université La Trobe à Melbourne. C’était une période de troubles politiques et de fratricides au Nagaland et il décida de rester en Australie avec sa famille. Un ami lui lança avec malice qu’il était « un indigène non australien devenu un Australien non indigène ».
Il rejoignit ensuite l’équipe de World Vision et dirigea le projet « Welcome to my place », qui a permis de promouvoir l’hospitalité des réfugiés et des demandeurs d’asile à Melbourne. Le révérend Tim Costello, alors PDG de World Vision Australie, a par la suite rédigé l’une des préfaces de L’odyssée d’un Naga, l’autobiographie du Dr Sanyü. L’autre préface a été écrite par l’auteur et historien Rajmohan Gandhi, l’un des petit-fils du Mahatma Gandhi lui-même.
Le Dr Sanyü savait qu’un jour, il lui faudrait retourner à la maison. « C’était tout à la fois une vision, une contrainte et un rêve », raconte-t-il. Une idée avait commencé à germer dans son esprit : il voulait créer un « jardin de la guérison ». « Chaque famille Naga a vécu un traumatisme, rappelle-t-il. Je voulais donc créer un espace de guérison. Pour moi, un jardin était une façon signifiante de le faire ».
Aujourd’hui, près de 50 espèces d’arbres poussent dans le Jardin de la guérison du Dr Sanyü. Au cœur de ce jardin se trouvent un hectare environ de forêt épaisse. Dans une petite clairière, le Dr Sanyü a disposé en cercle des pierres plates, où les gens peuvent se retrouver. Des étudiants, des ONG, des groupes religieux et des factions politiques viennent s’asseoir pour échanger au cœur de la forêt.
« Avant de partir en Australie, j’avais plus de deux hectares de teck sur cette terre, se souvient le Dr Sanyü, mais, récemment, j’ai coupé tout le teck, vendu le bois et l’ai remplacé par différentes espèces afin d’encourager la vie sauvage. J’ai également planté des arbres fruitiers et des bambous, dont nous avons de nombreuses espèces autochtones dans le Nagaland ».
Le bambou est au cœur de l’économie rurale des Naga. De la lame tranchante qui coupe le cordon ombilical du nouveau-né à la natte finement tissée qui enveloppe le défunt, le bambou joue un rôle important tout au long de la vie des Naga. Plante à croissance rapide et à haut rendement, le bambou est aussi utilisé dans la construction et l’ingénierie, dans la fabrication de vêtements et dans l’artisanat. On peut également l’utiliser comme aliment, en médecine et comme matière première pour faire de la pâte à papier. Le bambou absorbe plus de carbone de l’atmosphère et libère davantage d’oxygène qu’un peuplement d’arbres sur la même superficie.
Le Dr Sanyü estime que les pratiques agricoles indigènes doivent être intégrées, dans la mesure du possible, à des méthodes modernes et scientifiques. Il met en avant plusieurs systèmes agroforestiers nagas dans les champs autour de son village natal de Khonoma, notamment l’écimage de l’aulne de l’Himalaya, une espèce indigène qui fixe l’azote.
Khonoma a été le premier village vert de l’Inde, une distinction qu’il a reçue du gouvernement du Nagaland et du gouvernement indien en 2005.
« Certains des anciens de mon village voulaient sauvegarder la forêt et notre patrimoine naturel, raconte le Dr Sanyü. Ils ont eu gain de cause face à ceux qui voulaient continuer à exploiter la forêt et à chasser comme d’habitude ». En 1998, les 2 000 hectares du Khonoma Nature Conservation and Tragopan Sanctuary (KNCTS) ont été officiellement délimités. Le tourisme a pris son essor. Les visiteurs viennent du monde entier pour séjourner dans le village, y compris des ornithologues désireux de voir la tragopane des Blyths, le babouin du troglodyte Naga, le calao indien et une myriade d’autres espèces d’oiseaux.
Le Dr Sanyü a accueilli chez lui, dans la forêt, des chefs aborigènes d’Australie, des Maoris de Nouvelle-Zélande et un chef sami de Norvège.
En 2018, il a partagé sa vision lors du Dialogue de Caux sur la terre et la sécurité en Suisse. Il estime que les peuples autochtones du monde entier ont un rôle important à jouer : d’une part, agir et plaider pour minimiser les changements climatiques perturbateurs et, d’autre part, conserver, régénérer et replanter les arbres.
« Un jour, une Naga vivant en Amérique est venu me rendre visite, se souvient le Dr Sanyü. Nous nous sommes assis dans la forêt. J’ai fait du thé et le lui ai servi dans une tasse en bambou. Elle m’a parlé de son travail et de sa vie en Amérique. Tout à coup, elle s’est mise à pleurer. Puis, elle a dit : "Me voilà guérie." Je ne suis pas un conseiller ou un moine. Nous n’avions même pas parlé de guérison... Je pense que cela a quelque chose à voir avec la forêt. »