Que signifie «être chez moi»?
15/03/2024
Face à l'escalade des conflits dans le monde, les arts apparaissent comme une force puissante pour remettre en question les idées fausses et favoriser des perspectives positives. Le rôle central des artistes dans la sensibilisation créative n'a jamais été aussi important. L'été dernier, au Caux Forum, trois artistes remarquables ont proposé des réflexions profondes sur des réalités diverses.
Un théâtre sombre éclairé par une lumière tamisée bleue et violette, juste assez pour voir où l'on va sans trébucher. Dans un coin, une guitare acoustique qui joue une musique éthérée, obsédante et belle. Une série de photos projetées au plafond. Et une femme, assise seule sur la scène devant un feu de camp, sculptant des bâtons de bois pour en faire des piquets afin de protéger sa maison, tandis que derrière elle, une projection vidéo la montre allongée dans un récipient en verre dans l'eau froide d'une rivière.
Parler n'a pas sa place, même chuchoter est perçu comme une perturbation. Écouter, regarder, écrire semble être la meilleure façon d'absorber ce qui se passe. La musique ne s'arrête jamais, pas plus que la femme sur scène, qui sculpte les piquets de bois sur le feu au milieu d'une guerre, loin de chez elle.
Entre les rangées de sièges vides, il y a des panneaux, comme dans un labyrinthe, avec des mots en gras : "CHEZ MOI?". Ceux et celles qui visitent sont discrètement invité.e.s à réfléchir à leur définition du foyer avant de partir.
Cette installation d'art visuel évocatrice, présentée au Caux Palace pendant le Caux Forum 2023 par les artistes ukrainiennes Polina Kuznietsova et Kateryna (Katya) Tretiakova, aux côtés du musicien norvégien Sveinung Nygaard, offre un témoignage poignant du pouvoir de l'art dans la promotion de l'empathie et de la compréhension au milieu de la tourmente.
Polina et Katya, parlez-nous de vous !
Polina : Je m'appelle Polina Kuznietsova, je suis une artiste de Kharkiv, en Ukraine, et je fais des expositions. La plupart du temps, je fais de la peinture, mais je m'intéresse aussi à la psychologie analytique.
Katya : Je m'appelle Kateryna - ou Katya - Tretiakova et je vis également en Ukraine. Je suis photographe et psychologue.
Êtes-vous toutes les deux des artistes à plein temps ou l'art est-il un passe-temps pour vous ?
Polina : Il y a eu des situations tendues dans ma vie où je me demandais si je devais devenir une artiste à plein temps ou non, et à chaque fois, j'ai ressenti cela comme une crise. Mais comment ne pas être une artiste quand je suis une artiste ?
Katya : Pour moi, c'est un peu différent. J'ai commencé à étudier la psychologie, mais la photographie a toujours été mon hobby. À un moment donné, c'est devenu ma profession. Mais lorsque j'aurai terminé mes études, j'envisage de combiner les deux et d'introduire un sens plus thérapeutique de la psychologie dans la photographie. C'est une chose que je n'aurais jamais cru possible à l'origine. Mais il existe une branche de la psychologie qui s'appelle la photothérapie. Il s'agit d'aborder et de parler des sentiments par le biais d'images, de la photographie. Il existe différentes techniques, comme choisir une photo qui illustre ce que je ressens et en parler, ou choisir une photo qui me semble importante et en parler. J'adore parler de cela ! (elle rit).
Pensez-vous que la combinaison de ces deux domaines sera importante pour votre pays et ses habitants ?
Katya : Lorsque la guerre a commencé, je me demandais ce que je pouvais faire pour mon pays. Au début, je me suis dit que je devrais peut-être aller au front, mais franchement, je ne suis pas une grande guerrière. Mais la photographie et la psychologie peuvent aider les autres, alors j'espère pouvoir être utile grâce à ce que j'aime faire.
Le projet artistique que vous avez présenté à Caux s'intitule "CHEZ MOI" ? Pourquoi y a-t-il un point d'interrogation à la fin ?
Polina : Le thème de la maison me préoccupe beaucoup parce que chez moi, en ce moment, tout ne va pas bien et c'est quelque chose auquel je pense constamment. Lorsque je voyage, je pense toujours à ce que je peux faire pour me sentir chez moi. Il n'y a pas longtemps, je suis allée dans ma maison d'origine. Mais je ne me sentais plus vraiment chez moi. Il manquait quelque chose. Il manquait quelque chose. Je suppose que c'était la sécurité.
Pour vous, où est votre maison ?
Polina : C'est une bonne question. Mon pays, c'est l'Ukraine. Ma maison, c'est Kharkiv. C'est là que se trouvent ma famille et mes ami.e.s. Mais maintenant, c'est si difficile d'y aller et d'avoir tout cela.
Dans l'installation artistique, il y a aussi une vidéo où l'on peut vous voir dans un récipient en verre dans l'eau. Qu'est-ce qui vous a fait penser à cette idée d'être dans l'eau tout en étant visible ?
Polina : J'ai écrit un long article à ce sujet. Je pensais surtout à l'attaque d'une centrale électrique en Ukraine et je réfléchissais à différentes significations. Le récipient en verre pourrait représenter une partie d'un musée d'anatomie et j'étais là, comme un objet ou comme une expression, essayant d'imaginer ce que cela pouvait être d'être dans l'eau froide. Il faisait très froid et je suis restée 85 minutes en tout. Je n'avais pas vraiment réfléchi auparavant à la durée pendant laquelle je resterais dans l'eau. À l'origine, je voulais faire cette performance dans un autre lieu, mais j'ai choisi celui-ci parce qu'il me plaisait vraiment.
Katya, parlez-moi de votre rôle dans le projet artistique.
Katya : J'ai réalisé ce projet avec une amie dans mon pays. C'est une photographe et une artiste qui s'est rendue dans différents endroits et qui a également rendu visite à des militaires. Elle a été en première ligne et j'ai pensé qu'il serait intéressant d'en parler et d'exprimer à travers son histoire ce que d'autres personnes peuvent vivre. Dans l'installation artistique "CHEZ MOI ?", nous avons projeté certaines de mes photos au plafond et j'ai lu à haute voix nos points de vue personnels sur la maison au public.
Lorsque vous êtes dans le théâtre en tant que spectateur ou spectactrice, vous leur demandez d'écrire ce que vous ressentez.
Katya : Oui, je demande à certain.e.s spectateurs et spectatrices : "Qu'est-ce que cela signifie pour vous, être chez vous ? Pouvez-vous me dire ce que vous ressentez quand vous y pensez ?". Certain.e.s partagent, mais d'autres décident de garder leurs émotions pour eux et elles.
Il y a une contradiction lorsque vous êtes dans la pièce - la lumière et la musique vous donnent l'impression d'être dans un cocon, c'est... agréable. D'un autre côté, le sujet n'est absolument pas "agréable". La façon dont vous avez préparé le décor était-elle délibérée ?
Katya : C'est probablement ce que vous avez ressenti personnellement. En fait, je suis heureuse que vous ayez ressenti qu'il était agréable d'être là, même si le sujet était si difficile. Certaines personnes se sont senties mal en général. Mais chacun.e a le droit d'avoir ses propres sentiments.
Pensez-vous qu'il y a des limites à ce que l'art peut faire, par exemple dans une situation comme celle que vous vivez en Ukraine ?
Katya : Ma réponse est courte : l'art n'a pas de limites !
Qu'est-ce qui vous encourage le plus en tant qu'artiste ? Qu'est-ce qui vous fait vibrer ?
Polina : Pour moi, l'art est une sorte de reflet de ce qui se passe à l'intérieur et à l'extérieur de moi.
Qu'est-ce qui vous attend en tant qu'artiste ?
Katya : J'espère pouvoir utiliser la photographie et mes connaissances en psychologie pour aider les gens à retrouver la confiance qu'ils ont perdue à la suite d'événements traumatisants dans leur vie, et j'aimerais aider les personnes souffrant de SSPT (syndrome de stress post-traumatique) à revenir à la vie.
Pensez-vous que votre installation artistique a sa place ici à Caux, qu'elle est importante ? Qu'espérez-vous de cette installation au Caux Palace ?
Polina : Après les attentats, quand quelque chose de vraiment terrible s'est produit, j'ai réalisé que le monde n'y prêtait pas beaucoup d'attention. Lorsque je suis venue ici avec cette performance, j'espérais partager cela et j'espère qu'à Caux, il y aura des gens qui le verront et le remarqueront. Une autre raison d'amener le projet ici était aussi que c'est un moyen d'exprimer ce que je ressens.
Katya : Je pense que cela joue un rôle important ici, surtout pour les gens qui ne savent pas grand-chose de ce qui se passe. Nous n'avons pas seulement réalisé plusieurs performances pendant le Caux Forum, mais nous voulions aller encore plus loin en faisant réfléchir les gens. Après que Polina a fini de sculpter les bâtons de bois pour en faire des piquets pointus, nous sommes allé.e.s dans les jardins du Caux Palace et nous les avons plantés dans le sol, comme une clôture, en guise de protection symbolique pour Caux.
C'est la première fois que vous venez au Caux Palace. Que ressentez-vous en vous retrouvant dans cet environnement avec tant de personnes venues du monde entier ?
Katya : C'est très excitant, je dois l'avouer. J'ai rencontré et discuté avec des gens de pays où je ne suis jamais allée et avec lesquels je n'avais jamais réussi à parler auparavant. C'est très intéressant pour moi d'entendre des opinions que je ne partage pas toujours, mais simplement de voir et d'entendre la différence.
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A propos des artistes
Polina Kuznietsova est née en 1985 à Kharkiv, en Ukraine. Elle est diplômée de la Kharkiv Art Academy of Design and Arts à la Faculté des beaux-arts, avec une spécialisation en peinture de chevalet. Elle se consacre aux beaux-arts depuis 2008, a participé à des expositions internationales et ses peintures font partie de collections privées en Ukraine, aux États-Unis, en Estonie, en Chine et aux Philippines. Son art a été qualifié de "réalisme magique" et ses peintures montrent souvent l'espace des rêves plutôt que le temps et la réalité. Polina préfère combiner le volume avec des éléments décoratifs plutôt qu'avec la perspective. Dans ses textes et ses peintures, elle réfléchit aux événements extérieurs et aux processus personnels internes. Depuis février 2022, elle concentre toute sa créativité et ses pensées sur la sensibilisation aux événements qui se déroulent dans son pays. Comme il ne lui est pas facile, dans les circonstances actuelles, de consacrer beaucoup de temps à s'exprimer avec des techniques de peinture, Polina s'est également engagée dans l'art médiatique et la performance, où elle apprécie la technique de la réaction rapide et immédiate aux événements.
Kateryna (Katya) Tretiakova est née à Kremenchuk, en Ukraine. Elle est photographe et suis actuellement des études de psychologie. Ses genres préférés en photographie sont les portraits et l'image corporelle. Pour elle, l'appareil photo est un outil qui l'aide à figer un moment afin "d'attraper une petite pensée dans les yeux d'une personne". Katya se passionne pour la combinaison de ses deux activités afin de pouvoir aider les autres à surmonter les traumatismes et les périodes difficiles de leur vie : "Ils peuvent sembler être des domaines très différents, mais dans mon esprit, ils sont très proches. (...) Les deux, la conversation et la photographie, peuvent guérir si l'auditeur/le spectateur ou l'auditrices/la spectatrice est attentif.ve, tolérant.e et ouvert.e d'esprit".
Sveinung Nygaard est originaire de Norvège et travaille comme compositeur professionnel. Il est titulaire d'une maîtrise en production audio de l'université de Westminster. Il a composé de la musique pour le championnat du monde de handball au Qatar, la série télévisée Freej à Dubaï et a son propre projet musical appelé FLYT qui explore la façon dont la musique peut unir une mosaïque de cultures. Sveinung croit qu'il faut raconter des histoires avec la musique et connecter les gens. Sveinung a donné plusieurs représentations l'année dernière lors du Caux Forum 2023, notamment lors de la cérémonie d'ouverture et de l'installation artistique "CHEZ MOI ?
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À Initiatives et Changement, les arts ont toujours joué un rôle important dans la création de liens entre les gens et de passerelles pour surmonter les divisions de notre monde. Notre concept d'une hospitalité pour le changement ne consiste pas seulement à offrir le meilleur accueil et le meilleur service possible au Caux Palace, mais aussi à reconnaître le pouvoir de l'expression artistique pour promouvoir la compréhension, la confiance, la construction de la paix et le changement social positif. Nous sommes donc ravi.e.s que le théâtre du Caux Palace continue à servir cet objectif et nous nous réjouissons de pouvoir proposer d'autres événements inspirants.
Interview & vidéo : Ulrike Ott Chanu