Une famille répartie entre l'Ukraine, l'Allemagne et la Suisse
Une interview d’Anastasia Slyvinska au Caux Refuge
25/05/2022
Cet article est le quatrième d'une série d'entretiens menés avec des hommes et des femmes touché-e-s par la guerre en Ukraine et qui ont trouvé un refuge temporaire au Caux Refuge.
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Alors que la guerre en Ukraine fait rage depuis 3 mois maintenant, Oksana Stelmakh, une infirmière originaire de Kharkiv, réfléchit à la manière dont la situation actuelle a impacté sa famille, désormais dispersée dans trois pays distincts. Depuis son arrivée à Caux au début du mois d'avril, elle est hébergée avec une amie au Caux Refuge, et commence doucement à se projeter dans l’avenir.
Oksana, vous êtes arrivée au Caux Refuge le 3 avril 2022. Où êtes-vous allé-e-s en premier lieu lorsque vous avez réalisé qu'il était nécessaire de quitter Kharkiv ?
Oksana : Lorsque nous avons quitté Kharkiv au début du mois de mars, nous sommes directement rendu-e-s à Kremenchuk, une ville située à environ 250 km de notre ville natale. C'était le 2 ou le 3 mars. Au départ, nous avions prévu d'aller dans l'ouest de l'Ukraine, mais nous sommes finalement resté-e-s à Kremenchuk parce que la situation y était calme. Des amis nous ont aidé-e-s à trouver un très bel endroit où loger et les habitant-e-s ont été très gentil-le-s avec nous. À ce moment-là, nous étions encore persuadé-e-s que tout serait bientôt terminé et que nous pourrions rentrer à Kharkiv.
Quand avez-vous réalisé que la situation s'aggravait chaque jour un peu davantage ?
Oksana : la situation a empiré après notre départ de Kharkiv. L’une de mes amies et collègues de longue date, Liuba, m'a téléphonée. C'était un appel au secours, comme j’allais le réaliser plus tard. Sa fille avait travaillé avec Initiatives et Changement dans le passé et essayait d'évacuer sa mère vers Caux. Liuba, vu son âge, m'a demandé si je voulais bien l'accompagner.
Pour vous, cela signifiait partir sans votre fils, votre fille et votre gendre.
Oksana : Oui, en effet. J'ai donc refusé catégoriquement. Je voulais rester avec mes enfants. S'ils restaient à Kharkiv, je restais à Kharkiv. Quand nous sommes parti-e-s, nous avons eu cinq minutes pour rassembler nos affaires et j'étais prête à partir. Mais ce jour-là, j'ai mentionné à ma fille et à son mari la proposition que m’avait faite Liuba.
Et quelle a été leur réaction ? Votre famille s’y est-elle opposée ?
Oksana : Non, absolument pas. Ma famille m’a encouragée à partir, me disant qu’elle serait rassurée de me savoir en lieu sûr en Suisse. Pour le reste de ma famille cela sous-entendait aussi qu’ils et elles seraient plus mobiles. Cela dit, la décision n'a pas été facile à prendre.
Dans un premier temps, vous aviez décidé de rester ensemble à Kremenchuk ?
Oksana : Oui, à cette époque, nous étions encore à Kremenchuk. Nous pensions y rester aussi longtemps que le calme y régnerait. Nous avions réalisé que la situation pouvait empirer, mais au moins nous pouvions tous sauter dans nos voitures et partir. Nous étions assez nombreux et nombreuses, y compris les parents de mon gendre et leurs deux petits-enfants, car leur fille avait déjà quitté l'Ukraine avant la guerre pour la France. Ils avaient donc prévu d'emmener les enfants chez leur mère d'une manière ou d'une autre.
Et les grands-parents ont pu évacuer avec leurs petits-enfants ?
Oksana : Oui, mais finalement ils sont allés en Allemagne car leur fille avait entretemps trouvé un travail là-bas et parle mieux l'allemand que le français. Elle vit loin de ma fille qui est aussi en Allemagne maintenant. Mais au moins, elles sont dans le même pays.
C'est votre première visite à Caux ? Quelles ont été vos premières impressions ?
Oksana : Je n'étais jamais venue à Caux auparavant. C'est extraordinaire. La beauté de cet endroit est vraiment à couper le souffle. Mais je ne peux m'empêcher de comparer avec l'Ukraine, avec notre Crimée. J'y ai passé beaucoup de temps dans ma jeunesse. C'est très beau et ces comparaisons me font toujours pleurer. (pleurs)... Je suis désolée.
Êtes-vous souvent en contact avec vos proches resté-e-s en Ukraine ?
Oksana : Bien sûr, nous avons une grande famille là-bas. C'est la quatrième ou cinquième génération qui vit dans la même maison depuis 1927. Mes arrière-grands-parents l'ont achetée et nous y vivons toujours. Ce genre d'héritage est beaucoup plus courant en Ukraine occidentale ou dans certains villages. Cette constellation familiale est rare ou peut-être même unique à cet égard à Kharkiv.
Est-ce que votre grande famille est encore à Kharkiv à l’heure actuelle ?
Oksana : L'une de mes cousines est partie à Poltava mais elle a déjà prévu de revenir à Kharkiv bientôt et une autre cousine n'a jamais quitté Kharkiv. Ma tante de 82 ans est également restée. Bien sûr, nous nous appelons très souvent. Mon fils, en particulier, est très seul et nous échangeons de nombreux messages en plus de nos appels téléphoniques.
Votre fille a-t-elle l'intention de venir à Caux ?
Oksana : Oui, ma fille et sa famille m'ont rendu visite pour quelques jours le week-end précédant la Pâque orthodoxe. J'étais très heureuse de les voir enfin, même si la visite a été trop courte à mes yeux. J'irai leur rendre visite en Allemagne dès que possible. Mais je me rends aussi compte que ma famille a tellement de choses à faire encore pour s’installer. Ma fille et sa famille recommencent tout à zéro dans un nouveau pays. Mais mon fils ne peut pas quitter l'Ukraine pour l'instant, alors mon plus grand souhait est de le revoir !
Et comment se sentent votre fille et sa famille en Allemagne ?
Oksana : J'ai l'impression que c'est assez difficile. Au début, ma fille pleurait sans cesse, elle se sentait mal, tout y est si différent de l'Ukraine. Elle ne voulait qu’une seule chose : rentrer à la maison. Ils et elles suivent des cours d'allemand intensifs tous les jours. Et s'occuper de la bureaucratie allemande prend aussi du temps, bien sûr.
Pour vous tous, la situation est totalement nouvelle. Comment vivez-vous cela ?
Oksana : C'est très difficile. Ma fille m'a dit que si elle ne trouvait pas de travail en Allemagne, elle essaierait de rentrer chez elle dès la première occasion. Ma situation professionnelle à Kharkiv est également très incertaine. Je travaillais comme infirmière dans une petite clinique avant que la guerre n'éclate, mais je ne sais pas s'il y aura encore un emploi pour moi à mon retour. Pour l'instant, j'envoie des candidatures pour des emplois ici en Suisse. Notre coordinatrice de liaison, Katia, au Caux Refuge, m'aide dans mes démarches, mais cela prend du temps. Et la langue est cruciale.
Avez-vous déjà commencé à suivre des cours de français ?
Oksana : J'apprends le français avec Eliane, notre voisine, avec un groupe à Clarens et en ligne. C'est intense. Mais je réalise aussi que je ne peux pas apprendre une nouvelle langue en un mois, plus à mon âge. Mais je pourrais m'occuper des personnes malades dans les cliniques et à domicile, car ces soins ne nécessitent pas de compétences linguistiques avancées. La situation est difficile, mais je me sens toujours soutenue.
Et qu'est-ce qui vous permet de garder le moral dans ces moments difficiles ? Vous êtes toujours aussi active, positive et souriante.
Oksana : Je pense que c'est dans ma nature, dans mon caractère. Je ne dirais pas que j'ai eu une vie difficile mais j'ai l'habitude de me débrouiller toute seule. J'ai divorcé tôt et j'ai dû m'occuper de notre famille pendant la grande crise des années 1990 en Ukraine. Et c'est une bonne chose que de rester toujours active. C'est vital, sinon on risque rapidement de broyer du noir.
Et Liuba, avec qui je suis venue à Caux, est une femme tellement gentille. L'amitié est indispensable pour traverser des moments difficiles. Ce serait beaucoup plus difficile pour moi sans elle. Avec Liuba, je peux discuter de tout, mais je peux aussi faire silence, avec elle. Elle est très compréhensive et j'aimerais que tout le monde puisse avoir à ses côtés une amie comme elle.
En dépit de tout, qu'est-ce qui vous donne de l'espoir pour l'avenir ?
Oksana : Vous savez, tout change. Rien n'est permanent. Rien ne peut durer éternellement. J’ai l’impression que nous sommes au fond du trou, cela ne peut qu’aller mieux. J'en suis absolument convaincue et j'ai confiance.
A propos de l'auteure
Anastasia Slyvinska est une journaliste de Kiev, en Ukraine. Elle a travaillé en tant qu'animatrice de télévision, reporter à l'étranger et directrice d'organes de presse en Ukraine et à l'étranger. Ayant travaillé au sein des parlements ukrainien et canadien, elle combine son expertise dans le domaine des médias avec sa formation en sciences politiques, puisqu'elle est titulaire d'une maîtrise en sciences politiques. Anastasia fait partie de la communauté I&C depuis 2014, année où elle a participé pour la première fois à la conférence La gouvernance équitable pour la sécurité humaine. Elle séjourne actuellement à Lausanne, Suisse.
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VOUS POUVEZ AIDER !
Nos propres sources de financement s'épuisant, nous avons besoin de votre aide pour soutenir financièrement le projet du Caux Refuge. Nous avons besoin de 20'000 CHF pour assurer l'accueil du groupe jusqu'à fin 2022.
Nous utiliserons ces fonds pour financer l'aide alimentaire et les autres coûts liés au séjour du groupe à la Villa Maria à Caux.
Nous vous remercions pour votre soutien. Merci de faire un don ici et de préciser « Caux Refuge » lors de votre contribution. Si vous avez des propositions et des questions, n'hésitez pas à nous contacter.
Veuillez noter que les opinions exprimées dans ces articles sont celles des personnes interrogées et ne reflètent pas nécessairement l'opinion de l'interviewer et d'Initiatives et Changement Suisse.
« Notre pays et nos enfants sont promis à un grand avenir ! »
Une interview d’Anastasia Slyvinska au Caux Refuge
04/05/2022
Cet article est le troisième d'une série d'entretiens menés avec des hommes et des femmes touché-e-s par la guerre en Ukraine et qui ont trouvé un refuge temporaire au Caux Refuge.
Avant que la guerre en Ukraine n'éclate, Nadia Donos exerçait le métier de ses rêves : professeure de langue et de littérature ukrainiennes. Tout au long de sa carrière, elle a mis en œuvre avec succès de nombreux projets dans le secteur de l'éducation.
Même après presque deux décennies passées à enseigner, elle continue à se former et s’engage dans l'apprentissage tout au long de la vie. Diplômée de l'école de commerce de Kyiv-Mohyla et du programme School of Educational Managers, elle est co-initiatrice d'un cours de leadership destiné aux enfants et adolescents, garçons et filles. Elle a édité des manuels pour enseignants pour le programme Leader in Me et a organisé des formations et des ateliers dans sa ville natale, Poltava, en Ukraine centrale.
Petite, Nadia ne pouvait s'imaginer devenir autre chose qu'institutrice. Son rêve et sa vie de famille à Poltava ont été soudainement chamboulés par l'invasion russe. Elle a dû fuir l'Ukraine avec sa fille de 17 ans, son mari restant sur place.
Désormais basée au Caux Refuge, Nadia continue d'enseigner à plein temps et en ligne aux enfants ukrainiens et s’est tout de suite portée volontaire pour enseigner aux enfants ukrainiens réfugiés à Genève.
Nadia, dans quelles circonstances avez-vous décidé, avec votre fille, de quitter votre ville natale ?
Nadia : Ma fille et moi avons quitté Poltava au début du mois de mars. Nous avons réalisé que la situation était devenue trop dangereux pour rester. Les alertes aériennes étaient devenues incessantes, il n’était plus possible ni d'enseigner ni d'étudier dans des conditions normales. Nous passions chaque nuit dans le sous-sol de l'école car il était devenu trop effrayant de rester dans notre immeuble. Nous avons donc fini par prendre la décision de partir... Nous sommes d'abord allées en Pologne avant de rejoindre Caux, en Suisse.
Et comment êtes-vous arrivées à Caux ? Connaissiez-vous déjà quelqu'un ici ?
Nadia : Mon mari Leonid est un membre actif du réseau Initiatives et Changement. Il a participé à plusieurs reprises à des conférences ici (2017 - 2019) et connaît beaucoup de personnes à Caux. C'est grâce à Initiatives et Changement et à ses ami-e-s que ma fille Sophia et moi sommes ici. Nous sommes bien évidemment très reconnaissantes pour toute l'aide reçue grâce à Initiatives et Changement. Sans elle, les choses seraient très difficiles pour nous.
Pouvez-vous continuer à travailler en ligne ?
Nadia : Oui, je travaille toujours à plein temps, et donne des cours en ligne à des enfants en Ukraine.
Quelle est la plus grande motivation pour vous en tant qu'enseignant en ces temps de guerre ?
Nadia : Continuer à enseigner est un défi constant. Les enfants traversent des moments extrêmement difficiles. Mais ces enfants, leurs rêves et leur avenir constituent ma plus grande motivation. Ensuite, à chacun et à chacune de trouver ce qui est réaliste pour soi dans le contexte actuel. Pendant qu'ils et elles apprennent, nos enfants et nos enseignant-e-s mènent une bataille importante pour l'avenir du pays. Et cet avenir, personne ne pourra nous l’enlever, pas même l'armée russe. Je suis convaincue que l'Ukraine et nos enfants sont promis à un grand avenir et que le monde entier en entendra parler ! Alors ne relâchons pas nos efforts !
Votre fille Sophia poursuit-elle ses études en ligne avec ses professeur-e-s à Poltava ? Ou cherche-t-elle un lieu pour étudier ici en Suisse ?
Nadia : Sophia étudie actuellement en ligne avec des professeur-e-s ukrainien-ne-s mais elle commencera l'école à Lausanne dans une semaine environ. Elle aime beaucoup Caux et ses environs si pittoresques. J'aimerais seulement que ce ne soit pas dans un contexte aussi terrible qu'elle ait eu la chance de découvrir ce bel endroit.
Parlez-vous de la guerre avec vos élèves et votre propre fille ?
Nadia : Je n'occulte pas le sujet. Nous discutons de la situation actuelle et des expériences propres à chacun-e. À mon avis, en tant qu'enseignant-e-s, nous avons la possibilité de diminuer les tensions et le sentiment d'anxiété, de gagner la confiance de nos élèves et de les responsabiliser. C'est très important en ces temps difficiles.
On dirait que l’enseignement est une véritable vocation pour vous. Avez-vous toujours voulu être enseignante ?
Nadia : Enseignante... Ce mot résonne en moi depuis ma plus tendre enfance. Je ne me suis jamais imaginée suivre une autre voie. Quand j'étais petite, je jouais déjà à l’école. Je mettais les hauts talons de ma mère, un châle sur les épaules, je me promenais avec des cahiers et les manuels scolaires de mon père que j’allais chercher en catimini au grenier. Tout cela faisait partie de mon rêve d'enfant. Mes « élèves » étaient ma grand-mère et ses amies âgées qui venaient souvent chez nous. Je préférais leur faire classe plutôt que de jouer à la poupée comme mes camarades. Je me souviens qu’une fois ma mère m'a demandé ce qu’elle pouvait me rapporter des courses et j'ai répondu : « Un stylo rouge ! Et il faut qu'il soit beau ! Je veux écrire joliment dans les cahiers de mes élèves parce que je suis enseignante ! »
Ton rêve est donc devenu réalité !
Nadia : Absolument ! Dès le début, ce choix de carrière s’est imposé à moi. Et mon rêve est devenu réalité : je suis enseignante ! Malgré les circonstances actuelles, je suis fière de pouvoir continuer à enseigner et à apprendre. Je suis plus motivée que jamais !
Comment motiver les enfants à étudier dans des circonstances aussi difficiles ?
Nadia : Alors que tout le monde discutait encore de l'environnement qui motiverait les enfants à apprendre, nous l'avions déjà créé grâce à une école en ligne appelée DONOschool. J'ai eu l'idée de créer cet espace après avoir étudié à l'école de commerce de Kyiv-Mohyla. Avant la guerre, DONOschool était un espace éducatif basé à Poltava et depuis que la guerre a éclaté il est passé entièrement en ligne. Nous sommes une équipe qui crée et met en œuvre de nouvelles approches d'éducation moderne et nous soutenons l'intégration européenne de l'Ukraine et mettons tout en œuvre pour que l'humain soit au centre de l’éducation.
Quels sont les principaux objectifs et missions que se donne votre école ?
Nadia : Nous préparons les enfants à l'école, mais aussi les lycéen-ne-s aux tests d'évaluation externes indépendants pour les aider à être admis-es à l'université. Nous enseignons la langue ukrainienne, l'histoire et les mathématiques dans des groupes de 6 élèves maximum. En dehors de cela, nous donnons des masterclasses sur le développement du potentiel de leadership des enfants et organisons des consultations avec des psychologues qualifié-e-s. Aujourd'hui, plus que jamais, ces cours en ligne, ces masterclasses et ces consultations apportent une aide aux enfants, renforcent leur confiance en eux et les aident à développer leur potentiel afin de leur permettre de réaliser leurs rêves.
Quels sont vos projets pour l'avenir ?
Nadia : Nous sommes toutes et tous engagé-e-s en première ligne, que ce soit en tant qu'enseignant-e ou thérapeuthe, cuisinier ou cuisinière, entrepreneur et entrepreneuse. En plus d'enseigner en ligne, je prévois de commencer à travailler comme volontaire à Genève la semaine prochaine. Je vais enseigner à des enfants ukrainien-ne-s la langue et la littérature ukrainiennes et j'ai hâte de rencontrer mes nouveaux élèves !
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A propos de l'auteure
Anastasia Slyvinska est une journaliste de Kiev, en Ukraine. Elle a travaillé en tant qu'animatrice de télévision, reporter à l'étranger et directrice d'organes de presse en Ukraine et à l'étranger. Ayant travaillé au sein des parlements ukrainien et canadien, elle combine son expertise dans le domaine des médias avec sa formation en sciences politiques, puisqu'elle est titulaire d'une maîtrise en sciences politiques. Anastasia fait partie de la communauté I&C depuis 2014, année où elle a participé pour la première fois à la conférence La gouvernance équitable pour la sécurité humaine. Elle séjourne actuellement à Lausanne, Suisse.
VOUS POUVEZ AIDER !
Nos propres sources de financement s'épuisant, nous avons besoin de votre aide pour soutenir financièrement le projet du Caux Refuge. Nous avons besoin de 20'000 CHF pour assurer l'accueil du groupe jusqu'à fin 2022.
Nous utiliserons ces fonds pour financer l'aide alimentaire et les autres coûts liés au séjour du groupe à la Villa Maria à Caux.
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Photo en haut: Véronique Sikora
« Nous avons eu beaucoup de chance »
Une interview d’Anastasia Slyvinska au Caux Refuge
27/04/2022
Cet article est le deuxième d'une série d'entretiens menés avec des hommes et des femmes touché-e-s par la guerre en Ukraine et qui ont trouvé un refuge temporaire au Caux Refuge.
Pendant plus d'une semaine, Anatolii, Tetiana et leurs trois fils ont vécu sans électricité, sans chauffage, ni eau courante par des températures glaciales dans le village de Horenka, près de Kiev. Après un long voyage à travers l'Ukraine et plusieurs pays de l'Union européenne, c’est à Caux que cette famille a trouvé la paix.
Les garçons sont scolarisés dans une école locale. Ils jouent et rient à nouveau. Leurs parents sont soulagés.
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Comment la guerre en Ukraine a-t-elle commencé pour votre famille ?
Anatoli : Tout a commencé aux premières minutes du premier jour de la guerre, le 24 février, à 4 heures du matin. Nous avons vu arriver des hélicoptères. Certains témoins parlent d’une trentaine. A 9 heures, trois d'entre eux étaient en feu, tout près de notre maison. C'était le début de la guerre.
Étiez-vous à la maison avec vos enfants lorsque l'armée russe a attaqué ?
Anatolii : Oui, nous travaillions à la maison, donc nous étions là avec les enfants. C'était impressionnant de voir ces hélicoptères se faire abattre. Puis les hélicoptères ukrainiens sont arrivés et ont commencé à voler au-dessus de notre forêt pour protéger Hostomel, la ville et l'aéroport au nord-ouest de Kiev. C’était extrêmement bruyant. Nous avons vu des hélicoptères de combat ennemis Mi-24 et K-52.
Vous saviez déjà faire la différence ?
Anatolii : Oui, les événements de ces huit dernières années nous ont appris à les reconnaître. Les hélicoptères russes sont aussi beaucoup plus bruyants. Le premier jour, il n'y avait que des hélicoptères de combat. Mais le lendemain, des obus d'artillerie ont atterri à 200 ou 300 mètres de notre maison. Je pense qu’ils provenaient d’un obusier, mais je n’en suis pas certain. Certaines personnes étaient curieuses et sont allées voir, mais cela s’est mal terminé.
Tetiana : C’est pour cela que nous ne sommes pas allé-e-s voir. L'électricité et le chauffage ont été coupés le jour même. Il n'y avait pas d'eau non plus. Il faisait un froid glacial.
A quel moment avez-vous réalisé que la situation s’aggravait ? Quand avez-vous envisagé de partir ?
Anatolii : Tetiana ne voulait pas partir du tout
Tetiana : J'espérais que même si les troupes russes attaquaient, elles prendraient la route d'Hostomel. Mais l'armée ukrainienne a fait sauter le pont principal d’Irpin, de sorte que les Russes ne pouvaient pas attaquer par là. Ils ont essayé cinq fois de faire sauter un petit pont à Moschun, un village près de Kiev, mais il n'a pas été détruit, et les Russes ont pu l'emprunter. Ils ont dévasté Moschun et ont commencé à attaquer notre village. Toutes les rues du centre du village étaient en feu.
Si je comprends bien, le quartier où vous viviez a été attaqué dès le début des hostilités ?
Tetiana : Les tirs d'artillerie ont débuté progressivement dès la première semaine. Trois maisons détruites au début, puis d’autres.... Le 3 mars, si je me souviens bien, notre zone industrielle était déjà en feu. L’horizon tout entier était en feu.
Aviez-vous vu venir cette guerre et vous étiez-vous préparé-e-s à la situation ?
Anatolii : Les premiers jours, nous avons mis sur pied un groupe d'autodéfense composé de personnes de notre village. Même les enfants de notre communauté ont aidé à construire le poste de contrôle. Nos trois garçons ont apporté des pneus de notre arrière-cour pour le construire. Le groupe autonome se composait d’une quinzaine d’hommes. Nous avons construit des hérissons tchèques (une défense anti-char statique faite de poutres en acier soudées à angle droit) et établi un roulement pour le service. Mais nous n'avions qu'un fusil de chasse et une arme pneumatique pour tout le groupe.
Tetiana : Nous n'avions donc aucune arme pour nous protéger. Notre communauté n'était absolument pas préparée à la guerre. Rien n'était prêt, absolument rien. Nous n'avions aucun plan d'évacuation.
Comment et quand avez-vous décidé de partir ?
Anatolii : Il nous a fallu un certain temps pour nous faire à l'idée de devoir quitter Horenka.
Tetiana : Il y a eu des bombardements pendant les huit premiers jours de la guerre, mais pas de manière ininterrompue. Mais quand le bruit des bombardements est devenu incessant, nous avons compris que... (Tetiana s'interrompt).
Anatolii : Je suis allé à l'hôpital pour offrir de l’aide, car l'hôpital militaire central était déjà plein et incapable de répondre à l'afflux de blessé-e-s. Les blessé-e-s étaient dirigé-e-s vers la maternité privée de Leleka. Huit hommes ont été blessés et deux ont perdu la vie lors du premier combat. Tout cela s’est produit sous mes propres yeux et j'ai apporté mon aide là où je le pouvais.
Tetiana : Mais même à t instant-là, nous espérions que les Ukrainien-ne-s les repousseraient loin de la région de Kiev. J'avais le sentiment que tant que je resterais, rien n'arriverait à notre maison. Mais au bout d’une semaine, j'ai compris que ce n'était pas une bonne idée. Je savais que nous devions d'abord sauver nos enfants et oublier la maison.
Que s'est-il passé ensuite ? Êtes-vous parti-e-s en voiture ?
Anatolii : Tetiana est partie seule avec les enfants dans un premier temps. Je suis resté avec nos lapins. (Tetiana et Anatolii rient.) J'étais de service à notre poste de contrôle local. Je les ai vus utiliser des obusiers Pion. Cela ne s’oublie pas. Cela ressemblait à une petite explosion nucléaire. Il n'y avait pas de cadavres, les températures étaient trop élevées. Tout était réduit en cendres.
Tetiana : J'ai passé une nuit avec les enfants dans notre petit appartement à Kiev et nous avons pris la route le lendemain à 7 heures du matin. Je n'avais aucun plan, sauf celui d’avancer vers l'ouest. Je n'avais pas non plus de destination en tête : n'importe où la voiture nous conduirait sera bien. C’était la première fois de ma vie que je conduisais pendant plus d’une heure d’affilée. Je ne sais pas où j'ai trouvé l'énergie pour rouler de 7 heures du matin jusqu'à ce que la nuit tombe. Nous avons fait pause à Vinnytsia.
Anatolii, avez-vous continué à faire du bénévolat après le départ de votre famille ?
Anatolii : Il y avait encore beaucoup d’habitant-e-s qui avaient décidé de rester à Horenka. Même lorsque de nombreuses maisons avaient été réduites en cendres, on était convaincu que les Russes ne faisaient qu’avancer le long de l'autoroute de Varsovie, par laquelle ils prévoyaient d'attaquer.
À cette époque, j'évacuais les voisin-e-s qui étaient resté-e-s dans notre village. Le problème n'était pas d'évacuer, mais de savoir où aller. J'ai évacué une famille vers notre appartement à Kiev, où elle vit toujours. J'espère qu'elle sera en sécurité là-bas. J'ai évacué deux autres familles vers leurs proches. Mais ensuite les Russes ont commencé à viser toutes les cibles qui bougeaient et c’était devenu trop dangereux de continuer. J'ai vu beaucoup de voitures accidentées dans les villages et il existe aussi de nombreuses photos de ce qui s’est passé à Horenka. Avec le recul, je me dis que j'ai eu beaucoup, beaucoup, de chance.
Savez-vous si votre maison tient encore debout aujourd'hui ?
Anatolii : Elle n'a plus de fenêtres, mais elle est toujours là. Nous avons beaucoup de chance car une bombe a détruit une partie de la maison voisine. L'école de nos enfants a été réduite en cendres.
Dans quel pays de l'UE aviez-vous prévu de vous rendre initialement ?
Anatolii : Nous n’avions là non plus aucune idée précise. Tetiana se dirigeait vers la Roumanie. Avant de les retrouver, j’ai passé 36 heures sans dormir.
Comment étaient les enfants pendant tout cela ? Avez-vous pu leur expliquer ce qui s'était passé ? Comment les avez-vous occupés ?
Tetiana : Peut-être qu’ils auront des séquelles. L’avenir nous le dira. Nous ne leur avons rien expliqué du tout.
Anatolii : Lorsque nous étions encore à la maison, il y avait deux tâches principales : couper du bois pour chauffer la maison et faire la cuisine. J'étais au poste de contrôle la plupart du temps, il y avait des tirs d'artillerie constants. Nous ne pouvions pas nous cacher dans la cave car notre maison est située dans une zone marécageuse. Les enfants s'occupaient comme ils pouvaient. La plupart du temps, ils essayaient simplement de se réchauffer. L’aîné aidait à couper du bois de chauffage. Lorsque nous sommes entrés dans l’Union européenne, nous avons beaucoup bougé. Les garçons dormaient la plupart du temps dans la voiture, ils étaient épuisés. Ils n'ont même pas demandé où nous allions.
Tetiana : Ils savaient probablement qu'en Ukraine il y avait des bombes et des tirs, et pas ici. C'était suffisant pour eux. Ils n'ont pas montré de signes de grande anxiété ou de stress et cela les a aidés. Je ne sais pas comment nous aurions pu aller quelque part s'ils avaient pleuré. Nous nous sommes perdu-e-s à plusieurs reprises sur le chemin de la Suisse. Mais comparé à ce que nous avons vécu en Ukraine, ce n'était rien.
Anatolii : Nous avons eu beaucoup de chance.
Avez-vous réussi à inscrire vos enfants dans une école locale près de Caux ?
Anatolii : Oui, l'école est fantastique. Elle a ouvert une classe spéciale composée de cinq garçons ukrainiens, d’un professeur et d’un interprète.
Tetiana : Les garçons aiment le badminton et il y a un excellent club à Lausanne.
Comment s'est passée votre arrivée à Caux ?
Tetiana : Nous sommes très heureux d'avoir été accueilli-e-s si gentiment ici à Caux. Nous avions des ressources très limitées et aucune idée de ce que nous allions pouvoir faire. Après ces huit jours en Ukraine sans lumière et sans électricité, sans rien, c'est un vrai paradis ici.
Anatolii : Nous ne nous attendions pas du tout à un tel accueil. Nous voulons remercier tous les membres d'I&C Suisse pour tout le travail d'organisation effectué à notre arrivée et de nous avoir aidé-e-s à scolariser nos enfants. Ils et elles ont offert une véritable chance à nos enfants !
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A propos de l'auteure
Anastasia Slyvinska est une journaliste de Kiev, en Ukraine. Elle a travaillé en tant qu'animatrice de télévision, reporter à l'étranger et directrice d'organes de presse en Ukraine et à l'étranger. Ayant travaillé au sein des parlements ukrainien et canadien, elle combine son expertise dans le domaine des médias avec sa formation en sciences politiques, puisqu'elle est titulaire d'une maîtrise en sciences politiques. Anastasia fait partie de la communauté I&C depuis 2014, année où elle a participé pour la première fois à la conférence La gouvernance équitable pour la sécurité humaine. Elle séjourne actuellement à Lausanne, Suisse.
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