Discours de Christine Beerli dans le cadre de la conférence "versoehnt.ch" à Berne
6 février 2020
14/02/2020La conférence "versoehnt.ch" a eu lieu à Berne le 6 février 2020. Christine Beerli, présidente d'Initiatives et Changement Suisse, a prononcé un discours lors de la cérémonie d'ouverture à l'Université de Berne S, que vous pouvez lire ici. La conférence de deux jours a examiné le concept de réconciliation sous différents angles, notamment psychologique, théologique, sociologique et ethnologique.
Mesdames et Monsieurs,
vous souvenez-vous de ce que vous avez ressenti, lorsqu’enfant, vous avez dû vous excuser et vous réconcilier ? Qui d’entre nous a trouvé cela facile ?
„Réconciliation : Mettre un terme à un conflit et recommencer une bonne relation“, approuvez-vous cette définition donnée par le dictionnaire ?
Réfléchissons ensemble à ce qu'est la réconciliation, à ce qu'elle exige et les formes qu’elle peut prendre à un niveau autant personnel qu‘international.
En 2009, on célébrait l'Année internationale de la réconciliation. En dix ans, le monde a beaucoup changé : révolution technologique, changement climatique, mondialisation croissante, non seulement au sens économique mais aussi en lien direct avec des inégalités sociales croissantes, sans oublier les conflits armés et les flux migratoires qui touchent de nombreuses régions du globe. Tout cela se passe dans le contexte des structures du siècle dernier. Ces mutations constituent aussi bien une opportunité qu‘une menace, et sont source d’inquiétude.
Une enquête récemment publiée par le CICR a montré que près de la moitié des milléniaux pensent connaître une troisième guerre mondiale. Le CICR est également confronté à des conflits de plus en plus complexes et ancrés dans le temps.
Pourtant, en tant que présidente d'Initiatives et Changement, je rencontre toujours lors du Caux Forum des jeunes qui s'engagent pour un monde pacifique, plus juste et plus durable. À Caux, ces jeunes sont mis au défi de commencer par se pencher sur leurs propres conflits. Ecoutons-les:
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Il y a 70 ans, après la Seconde Guerre mondiale, lors des premières rencontres entre Allemand-e-s et Français-es à Caux, une ancienne résistante française a appris à se libérer de la haine qu’elle portait en elle et ce que ses excuses publiques pour sa haine envers les autres ont apporté. Plus récemment, d'anciens combattants sont eux aussi venus à Caux, comme le Libanais Asaad Chaftari, engagé désormais auprès de Fighters for Peace.
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La philosophie "Ubuntu", très répandue en Afrique, dit que "je suis, parce que tu es" et que tous les êtres humains sont liés entre eux. Daphrose Barampama, qui organise aujourd'hui avec I&C des cercles de paix au Burundi et dans d'autres pays, a déclaré que dès son arrivée en Suisse en tant que réfugiée et au contact d‘Initiatives et Changement, elle avait réalisé que le changement commençait par elle-même et qu'elle devait surmonter cette peur qui la paralysait. Elle a pris conscience qu’en tant que victime, elle était en position de force, car c'était à elle de tendre la main à son agresseur, car lui aussi était humain et avait pris conscience d‘avoir fait des choses terribles. Cette approche prévient la vengeance et réhabilite autrui dans son humanité.
Sur le plan personnel, le chemin vers la réconciliation peut être long. Et il n'est pas rare que ce chemin passe par un travail intérieur intense, profond et douloureux. D'une part, ce travail intérieur sous-entend parfois de devoir reconnaître ce qui s'est passé, de se connecter avec sa propre humanité et de se réconcilier avec sa propre part d‘ombre. D'autre part, ce travail intérieur peut inclure la reconnaissance de l'humanité de l'autre et le pardon. Pour le poète libanais Khalil Gibran, le pardon est, un peu comme la rupture d'une coquille, la clé de la liberté intérieure. Cette liberté intérieure peut aussi être un cadeau aux générations futures, car une blessure non cicatrisée se transmet de génération en génération.
On peut pardonner en étant seul-e, en revanche, pour se réconcilier, l’autre est indispensable. Et ce n'est que lorsque les deux parties auront parcouru un certain chemin dans cette voie, par la recherche de la vérité intérieure et par le pardon, que la réconciliation pourra avoir lieu. Ce processus n'est pas linéaire. Nombreuses et nombreux sont celles et ceux qui viennent et reviennent à Caux pour y puiser de nouvelles inspirations et partager leurs propres expériences. Tel est le cas par exemple de l'imam Ashafa et du pasteur James du Nigeria, dont vous connaissez peut-être l'histoire grâce au documentaire „L'imam et le pasteur". Ou encore l’histoire de Jo Berry, une Irlandaise qui a rencontré le Dr Patrick Magee, l'homme ayant commandité l'attentat dans lequel son père était décédé seize ans plus tôt, ou celle de Ginn Fourie, originaire d'Afrique du Sud, qui, avec Letlapa Mphalele, le commanditaire de l'attentat dans lequel est décédé sa fille unique, dirige aujourd'hui la Fondation Lyndi Fourie, dédiée aux cicatrices de la réconciliation.
Initiatives et Changement reconnaît que le processus de pardon, de renforcement de la confiance et de réconciliation est un choix très personnel qui ne doit en aucun cas être forcé mais qui peut être encouragé de différentes manières, par des temps de réflexion en silence,des espaces de partage, par un accueil chaleureux, un accompagnement, par des valeurs fondamentales communes, ses propres convictions religieuses ou spirituelles. Nul doute que vous pourrez vivre et approfondir cette approche ces prochaines jours.
En tant qu'ancienne femme politique, j'espère naturellement que vous aurez également l'opportunité d’aborder le thème de la réconciliation au niveau institutionnel. L'approche de la Fondation Kofi Annan et d'Interpeace est en ce sens intéressante. Elle considère le pardon non seulement comme une redéfinition profondément transformatrice des relations de confiance entre les personnes, mais aussi entre les personnes et les institutions politiques. Très récemment, en novembre dernier, le Secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, a déclaré que le pardon aide à guérir les ruptures causées par l'absence de confiance entre un État et les individu-e-s, et qu'il s'agit d'un processus par lequel les sociétés peuvent passer d'un passé divisé à un avenir partagé.
Ainsi, depuis une vingtaine d'années, les commissions de vérité et de réconciliation sont considérées comme faisant partie intégrante de la justice dans les processus de transition qui suivent un conflit armé. Ces commissions font souvent l’objet de critiques car elles se positionnent au croisement entre la paix et la justice , mais s’accompagnent également de développements très intéressants, comme l'inclusion des femmes de la diaspora dans le travail de la Commission de vérité de Colombie par exemple.
La recherche de la vérité est importante pour une éventuelle réconciliation non seulement au niveau personnel, mais aussi au niveau collectif et institutionnel. J'ai trouvé très intéressante une initiative du CICR en Papouasie-Nouvelle-Guinée, où, à partir d'un film sur les destructions causées par les luttes tribales, on a cherché à dialoguer avec les différentes communautés et où il a été possible d'en déduire des règles pour les relations entre chacun-e et acceptées de toutes et tous. Très souvent, le dialogue et le pas vers l’autre sont les conditions préalables à l'acceptation et donc au respect des règles.
En Australie, John Bond, membre d'Initiatives et Changement, a été pendant une dizaine d'années le secrétaire du comité australien pour un "Sorry Day" national. Ce comité a lancé une initiative citoyenne pour des excuses publiques aux Aborigènes d'Australie et aux "générations volées". Ce mouvement citoyen a à son tour conduit l'ancien Premier ministre Kevin Rudd, qui est venu à Caux une fois, à prononcer un discours d'excuses bouleversant lors de l'ouverture du Parlement en 2008.
Il est important de défendre ses valeurs et de se battre pour ses convictions - mais il est tout aussi important d'écouter et de supposer que la personne en face de soi peut avoir raison sur un point ou un autre. Sans cette volonté de se remettre en question, pas de réconciliation possible, et aucune solution durable ne saurait être trouvée. Le tout étant de savoir reconnaître les points sur lesquels ne pas céder pour des raisons d'éthique personnelle et ceux où l'on peut s'approcher de l'autre et lui tendre la main pour parvenir à un compromis. Car de bons compromis (et non des compromis boiteux) sont - si nous voulons nous attaquer aux multiples problèmes de notre époque - nécessaires de toute urgence. Quiconque refuse de faire des compromis par principe est un réactionnaire bien-pensant ou un révolutionnaire subversif, et les deux sont préjudiciables au développement favorable de notre société. Nous avons grandement besoin de personnes prêtes au compromis, d’actrices et d’acteurs d‘un changement positif.