Une famille répartie entre l'Ukraine, l'Allemagne et la Suisse
Une interview d’Anastasia Slyvinska au Caux Refuge
25/05/2022
Cet article est le quatrième d'une série d'entretiens menés avec des hommes et des femmes touché-e-s par la guerre en Ukraine et qui ont trouvé un refuge temporaire au Caux Refuge.
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Alors que la guerre en Ukraine fait rage depuis 3 mois maintenant, Oksana Stelmakh, une infirmière originaire de Kharkiv, réfléchit à la manière dont la situation actuelle a impacté sa famille, désormais dispersée dans trois pays distincts. Depuis son arrivée à Caux au début du mois d'avril, elle est hébergée avec une amie au Caux Refuge, et commence doucement à se projeter dans l’avenir.
Oksana, vous êtes arrivée au Caux Refuge le 3 avril 2022. Où êtes-vous allé-e-s en premier lieu lorsque vous avez réalisé qu'il était nécessaire de quitter Kharkiv ?
Oksana : Lorsque nous avons quitté Kharkiv au début du mois de mars, nous sommes directement rendu-e-s à Kremenchuk, une ville située à environ 250 km de notre ville natale. C'était le 2 ou le 3 mars. Au départ, nous avions prévu d'aller dans l'ouest de l'Ukraine, mais nous sommes finalement resté-e-s à Kremenchuk parce que la situation y était calme. Des amis nous ont aidé-e-s à trouver un très bel endroit où loger et les habitant-e-s ont été très gentil-le-s avec nous. À ce moment-là, nous étions encore persuadé-e-s que tout serait bientôt terminé et que nous pourrions rentrer à Kharkiv.
Quand avez-vous réalisé que la situation s'aggravait chaque jour un peu davantage ?
Oksana : la situation a empiré après notre départ de Kharkiv. L’une de mes amies et collègues de longue date, Liuba, m'a téléphonée. C'était un appel au secours, comme j’allais le réaliser plus tard. Sa fille avait travaillé avec Initiatives et Changement dans le passé et essayait d'évacuer sa mère vers Caux. Liuba, vu son âge, m'a demandé si je voulais bien l'accompagner.
Pour vous, cela signifiait partir sans votre fils, votre fille et votre gendre.
Oksana : Oui, en effet. J'ai donc refusé catégoriquement. Je voulais rester avec mes enfants. S'ils restaient à Kharkiv, je restais à Kharkiv. Quand nous sommes parti-e-s, nous avons eu cinq minutes pour rassembler nos affaires et j'étais prête à partir. Mais ce jour-là, j'ai mentionné à ma fille et à son mari la proposition que m’avait faite Liuba.
Et quelle a été leur réaction ? Votre famille s’y est-elle opposée ?
Oksana : Non, absolument pas. Ma famille m’a encouragée à partir, me disant qu’elle serait rassurée de me savoir en lieu sûr en Suisse. Pour le reste de ma famille cela sous-entendait aussi qu’ils et elles seraient plus mobiles. Cela dit, la décision n'a pas été facile à prendre.
Dans un premier temps, vous aviez décidé de rester ensemble à Kremenchuk ?
Oksana : Oui, à cette époque, nous étions encore à Kremenchuk. Nous pensions y rester aussi longtemps que le calme y régnerait. Nous avions réalisé que la situation pouvait empirer, mais au moins nous pouvions tous sauter dans nos voitures et partir. Nous étions assez nombreux et nombreuses, y compris les parents de mon gendre et leurs deux petits-enfants, car leur fille avait déjà quitté l'Ukraine avant la guerre pour la France. Ils avaient donc prévu d'emmener les enfants chez leur mère d'une manière ou d'une autre.
Et les grands-parents ont pu évacuer avec leurs petits-enfants ?
Oksana : Oui, mais finalement ils sont allés en Allemagne car leur fille avait entretemps trouvé un travail là-bas et parle mieux l'allemand que le français. Elle vit loin de ma fille qui est aussi en Allemagne maintenant. Mais au moins, elles sont dans le même pays.
C'est votre première visite à Caux ? Quelles ont été vos premières impressions ?
Oksana : Je n'étais jamais venue à Caux auparavant. C'est extraordinaire. La beauté de cet endroit est vraiment à couper le souffle. Mais je ne peux m'empêcher de comparer avec l'Ukraine, avec notre Crimée. J'y ai passé beaucoup de temps dans ma jeunesse. C'est très beau et ces comparaisons me font toujours pleurer. (pleurs)... Je suis désolée.
Êtes-vous souvent en contact avec vos proches resté-e-s en Ukraine ?
Oksana : Bien sûr, nous avons une grande famille là-bas. C'est la quatrième ou cinquième génération qui vit dans la même maison depuis 1927. Mes arrière-grands-parents l'ont achetée et nous y vivons toujours. Ce genre d'héritage est beaucoup plus courant en Ukraine occidentale ou dans certains villages. Cette constellation familiale est rare ou peut-être même unique à cet égard à Kharkiv.
Est-ce que votre grande famille est encore à Kharkiv à l’heure actuelle ?
Oksana : L'une de mes cousines est partie à Poltava mais elle a déjà prévu de revenir à Kharkiv bientôt et une autre cousine n'a jamais quitté Kharkiv. Ma tante de 82 ans est également restée. Bien sûr, nous nous appelons très souvent. Mon fils, en particulier, est très seul et nous échangeons de nombreux messages en plus de nos appels téléphoniques.
Votre fille a-t-elle l'intention de venir à Caux ?
Oksana : Oui, ma fille et sa famille m'ont rendu visite pour quelques jours le week-end précédant la Pâque orthodoxe. J'étais très heureuse de les voir enfin, même si la visite a été trop courte à mes yeux. J'irai leur rendre visite en Allemagne dès que possible. Mais je me rends aussi compte que ma famille a tellement de choses à faire encore pour s’installer. Ma fille et sa famille recommencent tout à zéro dans un nouveau pays. Mais mon fils ne peut pas quitter l'Ukraine pour l'instant, alors mon plus grand souhait est de le revoir !
Et comment se sentent votre fille et sa famille en Allemagne ?
Oksana : J'ai l'impression que c'est assez difficile. Au début, ma fille pleurait sans cesse, elle se sentait mal, tout y est si différent de l'Ukraine. Elle ne voulait qu’une seule chose : rentrer à la maison. Ils et elles suivent des cours d'allemand intensifs tous les jours. Et s'occuper de la bureaucratie allemande prend aussi du temps, bien sûr.
Pour vous tous, la situation est totalement nouvelle. Comment vivez-vous cela ?
Oksana : C'est très difficile. Ma fille m'a dit que si elle ne trouvait pas de travail en Allemagne, elle essaierait de rentrer chez elle dès la première occasion. Ma situation professionnelle à Kharkiv est également très incertaine. Je travaillais comme infirmière dans une petite clinique avant que la guerre n'éclate, mais je ne sais pas s'il y aura encore un emploi pour moi à mon retour. Pour l'instant, j'envoie des candidatures pour des emplois ici en Suisse. Notre coordinatrice de liaison, Katia, au Caux Refuge, m'aide dans mes démarches, mais cela prend du temps. Et la langue est cruciale.
Avez-vous déjà commencé à suivre des cours de français ?
Oksana : J'apprends le français avec Eliane, notre voisine, avec un groupe à Clarens et en ligne. C'est intense. Mais je réalise aussi que je ne peux pas apprendre une nouvelle langue en un mois, plus à mon âge. Mais je pourrais m'occuper des personnes malades dans les cliniques et à domicile, car ces soins ne nécessitent pas de compétences linguistiques avancées. La situation est difficile, mais je me sens toujours soutenue.
Et qu'est-ce qui vous permet de garder le moral dans ces moments difficiles ? Vous êtes toujours aussi active, positive et souriante.
Oksana : Je pense que c'est dans ma nature, dans mon caractère. Je ne dirais pas que j'ai eu une vie difficile mais j'ai l'habitude de me débrouiller toute seule. J'ai divorcé tôt et j'ai dû m'occuper de notre famille pendant la grande crise des années 1990 en Ukraine. Et c'est une bonne chose que de rester toujours active. C'est vital, sinon on risque rapidement de broyer du noir.
Et Liuba, avec qui je suis venue à Caux, est une femme tellement gentille. L'amitié est indispensable pour traverser des moments difficiles. Ce serait beaucoup plus difficile pour moi sans elle. Avec Liuba, je peux discuter de tout, mais je peux aussi faire silence, avec elle. Elle est très compréhensive et j'aimerais que tout le monde puisse avoir à ses côtés une amie comme elle.
En dépit de tout, qu'est-ce qui vous donne de l'espoir pour l'avenir ?
Oksana : Vous savez, tout change. Rien n'est permanent. Rien ne peut durer éternellement. J’ai l’impression que nous sommes au fond du trou, cela ne peut qu’aller mieux. J'en suis absolument convaincue et j'ai confiance.
A propos de l'auteure
Anastasia Slyvinska est une journaliste de Kiev, en Ukraine. Elle a travaillé en tant qu'animatrice de télévision, reporter à l'étranger et directrice d'organes de presse en Ukraine et à l'étranger. Ayant travaillé au sein des parlements ukrainien et canadien, elle combine son expertise dans le domaine des médias avec sa formation en sciences politiques, puisqu'elle est titulaire d'une maîtrise en sciences politiques. Anastasia fait partie de la communauté I&C depuis 2014, année où elle a participé pour la première fois à la conférence La gouvernance équitable pour la sécurité humaine. Elle séjourne actuellement à Lausanne, Suisse.
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