« Nous avons eu beaucoup de chance »
Une interview d’Anastasia Slyvinska au Caux Refuge
27/04/2022
Cet article est le deuxième d'une série d'entretiens menés avec des hommes et des femmes touché-e-s par la guerre en Ukraine et qui ont trouvé un refuge temporaire au Caux Refuge.
Pendant plus d'une semaine, Anatolii, Tetiana et leurs trois fils ont vécu sans électricité, sans chauffage, ni eau courante par des températures glaciales dans le village de Horenka, près de Kiev. Après un long voyage à travers l'Ukraine et plusieurs pays de l'Union européenne, c’est à Caux que cette famille a trouvé la paix.
Les garçons sont scolarisés dans une école locale. Ils jouent et rient à nouveau. Leurs parents sont soulagés.
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Comment la guerre en Ukraine a-t-elle commencé pour votre famille ?
Anatoli : Tout a commencé aux premières minutes du premier jour de la guerre, le 24 février, à 4 heures du matin. Nous avons vu arriver des hélicoptères. Certains témoins parlent d’une trentaine. A 9 heures, trois d'entre eux étaient en feu, tout près de notre maison. C'était le début de la guerre.
Étiez-vous à la maison avec vos enfants lorsque l'armée russe a attaqué ?
Anatolii : Oui, nous travaillions à la maison, donc nous étions là avec les enfants. C'était impressionnant de voir ces hélicoptères se faire abattre. Puis les hélicoptères ukrainiens sont arrivés et ont commencé à voler au-dessus de notre forêt pour protéger Hostomel, la ville et l'aéroport au nord-ouest de Kiev. C’était extrêmement bruyant. Nous avons vu des hélicoptères de combat ennemis Mi-24 et K-52.
Vous saviez déjà faire la différence ?
Anatolii : Oui, les événements de ces huit dernières années nous ont appris à les reconnaître. Les hélicoptères russes sont aussi beaucoup plus bruyants. Le premier jour, il n'y avait que des hélicoptères de combat. Mais le lendemain, des obus d'artillerie ont atterri à 200 ou 300 mètres de notre maison. Je pense qu’ils provenaient d’un obusier, mais je n’en suis pas certain. Certaines personnes étaient curieuses et sont allées voir, mais cela s’est mal terminé.
Tetiana : C’est pour cela que nous ne sommes pas allé-e-s voir. L'électricité et le chauffage ont été coupés le jour même. Il n'y avait pas d'eau non plus. Il faisait un froid glacial.
A quel moment avez-vous réalisé que la situation s’aggravait ? Quand avez-vous envisagé de partir ?
Anatolii : Tetiana ne voulait pas partir du tout
Tetiana : J'espérais que même si les troupes russes attaquaient, elles prendraient la route d'Hostomel. Mais l'armée ukrainienne a fait sauter le pont principal d’Irpin, de sorte que les Russes ne pouvaient pas attaquer par là. Ils ont essayé cinq fois de faire sauter un petit pont à Moschun, un village près de Kiev, mais il n'a pas été détruit, et les Russes ont pu l'emprunter. Ils ont dévasté Moschun et ont commencé à attaquer notre village. Toutes les rues du centre du village étaient en feu.
Si je comprends bien, le quartier où vous viviez a été attaqué dès le début des hostilités ?
Tetiana : Les tirs d'artillerie ont débuté progressivement dès la première semaine. Trois maisons détruites au début, puis d’autres.... Le 3 mars, si je me souviens bien, notre zone industrielle était déjà en feu. L’horizon tout entier était en feu.
Aviez-vous vu venir cette guerre et vous étiez-vous préparé-e-s à la situation ?
Anatolii : Les premiers jours, nous avons mis sur pied un groupe d'autodéfense composé de personnes de notre village. Même les enfants de notre communauté ont aidé à construire le poste de contrôle. Nos trois garçons ont apporté des pneus de notre arrière-cour pour le construire. Le groupe autonome se composait d’une quinzaine d’hommes. Nous avons construit des hérissons tchèques (une défense anti-char statique faite de poutres en acier soudées à angle droit) et établi un roulement pour le service. Mais nous n'avions qu'un fusil de chasse et une arme pneumatique pour tout le groupe.
Tetiana : Nous n'avions donc aucune arme pour nous protéger. Notre communauté n'était absolument pas préparée à la guerre. Rien n'était prêt, absolument rien. Nous n'avions aucun plan d'évacuation.
Comment et quand avez-vous décidé de partir ?
Anatolii : Il nous a fallu un certain temps pour nous faire à l'idée de devoir quitter Horenka.
Tetiana : Il y a eu des bombardements pendant les huit premiers jours de la guerre, mais pas de manière ininterrompue. Mais quand le bruit des bombardements est devenu incessant, nous avons compris que... (Tetiana s'interrompt).
Anatolii : Je suis allé à l'hôpital pour offrir de l’aide, car l'hôpital militaire central était déjà plein et incapable de répondre à l'afflux de blessé-e-s. Les blessé-e-s étaient dirigé-e-s vers la maternité privée de Leleka. Huit hommes ont été blessés et deux ont perdu la vie lors du premier combat. Tout cela s’est produit sous mes propres yeux et j'ai apporté mon aide là où je le pouvais.
Tetiana : Mais même à t instant-là, nous espérions que les Ukrainien-ne-s les repousseraient loin de la région de Kiev. J'avais le sentiment que tant que je resterais, rien n'arriverait à notre maison. Mais au bout d’une semaine, j'ai compris que ce n'était pas une bonne idée. Je savais que nous devions d'abord sauver nos enfants et oublier la maison.
Que s'est-il passé ensuite ? Êtes-vous parti-e-s en voiture ?
Anatolii : Tetiana est partie seule avec les enfants dans un premier temps. Je suis resté avec nos lapins. (Tetiana et Anatolii rient.) J'étais de service à notre poste de contrôle local. Je les ai vus utiliser des obusiers Pion. Cela ne s’oublie pas. Cela ressemblait à une petite explosion nucléaire. Il n'y avait pas de cadavres, les températures étaient trop élevées. Tout était réduit en cendres.
Tetiana : J'ai passé une nuit avec les enfants dans notre petit appartement à Kiev et nous avons pris la route le lendemain à 7 heures du matin. Je n'avais aucun plan, sauf celui d’avancer vers l'ouest. Je n'avais pas non plus de destination en tête : n'importe où la voiture nous conduirait sera bien. C’était la première fois de ma vie que je conduisais pendant plus d’une heure d’affilée. Je ne sais pas où j'ai trouvé l'énergie pour rouler de 7 heures du matin jusqu'à ce que la nuit tombe. Nous avons fait pause à Vinnytsia.
Anatolii, avez-vous continué à faire du bénévolat après le départ de votre famille ?
Anatolii : Il y avait encore beaucoup d’habitant-e-s qui avaient décidé de rester à Horenka. Même lorsque de nombreuses maisons avaient été réduites en cendres, on était convaincu que les Russes ne faisaient qu’avancer le long de l'autoroute de Varsovie, par laquelle ils prévoyaient d'attaquer.
À cette époque, j'évacuais les voisin-e-s qui étaient resté-e-s dans notre village. Le problème n'était pas d'évacuer, mais de savoir où aller. J'ai évacué une famille vers notre appartement à Kiev, où elle vit toujours. J'espère qu'elle sera en sécurité là-bas. J'ai évacué deux autres familles vers leurs proches. Mais ensuite les Russes ont commencé à viser toutes les cibles qui bougeaient et c’était devenu trop dangereux de continuer. J'ai vu beaucoup de voitures accidentées dans les villages et il existe aussi de nombreuses photos de ce qui s’est passé à Horenka. Avec le recul, je me dis que j'ai eu beaucoup, beaucoup, de chance.
Savez-vous si votre maison tient encore debout aujourd'hui ?
Anatolii : Elle n'a plus de fenêtres, mais elle est toujours là. Nous avons beaucoup de chance car une bombe a détruit une partie de la maison voisine. L'école de nos enfants a été réduite en cendres.
Dans quel pays de l'UE aviez-vous prévu de vous rendre initialement ?
Anatolii : Nous n’avions là non plus aucune idée précise. Tetiana se dirigeait vers la Roumanie. Avant de les retrouver, j’ai passé 36 heures sans dormir.
Comment étaient les enfants pendant tout cela ? Avez-vous pu leur expliquer ce qui s'était passé ? Comment les avez-vous occupés ?
Tetiana : Peut-être qu’ils auront des séquelles. L’avenir nous le dira. Nous ne leur avons rien expliqué du tout.
Anatolii : Lorsque nous étions encore à la maison, il y avait deux tâches principales : couper du bois pour chauffer la maison et faire la cuisine. J'étais au poste de contrôle la plupart du temps, il y avait des tirs d'artillerie constants. Nous ne pouvions pas nous cacher dans la cave car notre maison est située dans une zone marécageuse. Les enfants s'occupaient comme ils pouvaient. La plupart du temps, ils essayaient simplement de se réchauffer. L’aîné aidait à couper du bois de chauffage. Lorsque nous sommes entrés dans l’Union européenne, nous avons beaucoup bougé. Les garçons dormaient la plupart du temps dans la voiture, ils étaient épuisés. Ils n'ont même pas demandé où nous allions.
Tetiana : Ils savaient probablement qu'en Ukraine il y avait des bombes et des tirs, et pas ici. C'était suffisant pour eux. Ils n'ont pas montré de signes de grande anxiété ou de stress et cela les a aidés. Je ne sais pas comment nous aurions pu aller quelque part s'ils avaient pleuré. Nous nous sommes perdu-e-s à plusieurs reprises sur le chemin de la Suisse. Mais comparé à ce que nous avons vécu en Ukraine, ce n'était rien.
Anatolii : Nous avons eu beaucoup de chance.
Avez-vous réussi à inscrire vos enfants dans une école locale près de Caux ?
Anatolii : Oui, l'école est fantastique. Elle a ouvert une classe spéciale composée de cinq garçons ukrainiens, d’un professeur et d’un interprète.
Tetiana : Les garçons aiment le badminton et il y a un excellent club à Lausanne.
Comment s'est passée votre arrivée à Caux ?
Tetiana : Nous sommes très heureux d'avoir été accueilli-e-s si gentiment ici à Caux. Nous avions des ressources très limitées et aucune idée de ce que nous allions pouvoir faire. Après ces huit jours en Ukraine sans lumière et sans électricité, sans rien, c'est un vrai paradis ici.
Anatolii : Nous ne nous attendions pas du tout à un tel accueil. Nous voulons remercier tous les membres d'I&C Suisse pour tout le travail d'organisation effectué à notre arrivée et de nous avoir aidé-e-s à scolariser nos enfants. Ils et elles ont offert une véritable chance à nos enfants !
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A propos de l'auteure
Anastasia Slyvinska est une journaliste de Kiev, en Ukraine. Elle a travaillé en tant qu'animatrice de télévision, reporter à l'étranger et directrice d'organes de presse en Ukraine et à l'étranger. Ayant travaillé au sein des parlements ukrainien et canadien, elle combine son expertise dans le domaine des médias avec sa formation en sciences politiques, puisqu'elle est titulaire d'une maîtrise en sciences politiques. Anastasia fait partie de la communauté I&C depuis 2014, année où elle a participé pour la première fois à la conférence La gouvernance équitable pour la sécurité humaine. Elle séjourne actuellement à Lausanne, Suisse.
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